01 septembre 2014

Le chemin du Toreo

Pierre Soulages


Je viens de découvrir ce qu’est le Kyūdō et les explications que j’en ai lues m’ont conduit à faire le rapprochement avec le toreo et à me demander s’il n’y avait pas du Kyūdō dans le toreo.
Le Kyūdō… Le chemin de l’arc. C’est un des arts martiaux japonais, issu du tir à l’arc guerrier. Dans sa forme la plus pure, il est pratiqué comme un art dont l’objectif est le développement moral et spirituel de l’individu.

Le maître de Kyūdō,  Awa Kenzō photographié pendant la 4ème étape du tir : Uchiokoshi
Awa Kenzō fut le maître du philosophe allemand Eugen Herrigel (1884-1955), auteur de l'essai "Le Zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc". Eugen Herrigel a vécu 5 ans au Japon, séjour au cours duquel il a étudié le Kyūdō.


La réussite du tir n’est pas fondamentale, elle n’est pas un but mais une conséquence de l’excellence du geste, de la maîtrise de la technique de tir, de la perfection de la posture corporelle. Il s’exécute selon une procédure très codifiée :

L’enracinement des pieds. L’affermissement de la posture. L’éveil de la vigilance. L’élévation de l'arc. L’extension répartie. L’union. La séparation. La persistance de l'esprit ou continuation du tir. L’abaissement de l'arc.

Mais il réclame aussi l’harmonisation de l’attitude mentale et émotionnelle. Le Maître O Uchi Senseï  explique :

« Quelque excellente que puisse être la posture de tir, si l’on devient oublieux de son cœur/esprit, on sombre dans la vulgaire technicité »

Et si cela était aussi valable pour le toreo ?

Photo extraite du documentaire One Shot One Life Bande Annonce

Le toreo, qui lui aussi réclame une perfection du geste  et des postures, sombre-t-il dans la vulgaire technicité s’il n’inclut pas le cœur/esprit dans son exécution ?

Peut-on exporter les principes du Kyūdō vers le toreo ? Auraient-ils quelques points communs qui permettent de réfléchir à l’un en analysant l’autre sans dire des extravagances ?

Observons au passage que la procédure pour effectuer le tir à l’arc ressemble étrangement à celle de l’exécution d’une passe de cape ou de muleta : enracinement des pieds, affermissement de la posture…

Fernando Cruz

Et également, que le Kyūdō est à la guerre ce que le toreo de salon est à la corrida. Ils sont l'un comme l'autre la version épurée, purifiée, sublimée, idéalisée de leur art, son essence. Ils ont pour vocation de devenir l’image de référence des arts qu’ils représentent et signifier vers quoi tendent ceux qui les pratiquent. 
A cet égard, si le toreo de salon de bon nombre de toreros repose sur des concepts voisins et des exécutions identiques (lenteur, tracé, tenue du corps…), les réalités de la piste, du public, du toro, des rivalités, provoquent un éclatement des façons de faire où l’on ne retrouve plus grand-chose de ce que l’on a répété devant la glace. 

José Tomás torée de salon

De la même manière, la théâtralité impeccable du geste de l’archer pratiquant le Kyūdō avait peu de chance de se reproduire sur le champ de bataille. Mais peu importe, l’un comme l’autre répètent en silence une gestuelle qui tend vers la perfection : l’enjeu étant de reproduire dans le combat réel la plus grande partie de ce qu’on a travaillé loin des regards.

Enfin, le torero n’est certainement pas étranger aux valeurs de l’archer du Kyūdō. L’opiniâtre  recherche du mouvement parfait, exact et esthétique, non seulement dans son tracé, mais parfait aussi par la disposition mentale lors de son exécution, qualités dont dépendent son efficacité. La victoire sur soi-même, plus importante que la victoire sur l’adversaire. La force de caractère, le respect de l’autre. L'harmonie, l'unité entre le lieu, le corps, l'esprit, l’arc et la cible (on aurait pu dire ‘la cape et le toro’). La sincérité et la courtoisie, la discipline, la modestie, l’amabilité, la maîtrise de soi, la pondération. Autant de qualités visées par l’archer et que devrait finir par procurer la pratique du toreo.

Chicuelo. Photo via Pepe Morata

Bon.
Ceci dit, comparaison n’est pas raison, comme dit l’adage.
Et puis la comparaison a ses limites dans la présence d’un élément fondamental et imprévisible, le toro, qui agit à sa guise et peut à tout instant bousculer, non seulement le torero mais aussi le bon ordre, les envies de belles postures que celui-ci tente de mettre en place. Au statisme de l’art de l’archer s’oppose le dynamisme de l’art du torero. Et dans l’absence, dans le Kyūdō,  d’une vertu primordiale dans le toreo, le courage. La dématérialisation de l’ennemi, devenu un disque de carton, a rendu inutile cette vertu. Mais cela n’est pas déterminant. Ce qui est intéressant dans ce rapprochement avec le Kyūdō, c’est la hiérarchie des priorités qu’il établit.

Antoñete

Bien sûr, le but du Kyūdō reste l’envoi de la flèche dans le blanc de la cible, comme dans le toreo la domination et la mise à mort du toro. (Disons bien « le toreo », qui correspond à l’activité spécifique du torero, et non « la corrida », qui englobe le destin du toro, le rôle du public et la fonction du matador.) Mais les qualités de l’action pour y parvenir pourraient devenir plus riches que son résultat.

D’abord, la précision, la justesse, la maîtrise des gestes ; savoirs, jugement, analyses...  On songe aux toreros compétents, aux ingénieurs en tauromachie, tournés vers le toro.


Miguel Angel Perera. Photo de Juan Pelegrín

Ensuite, la beauté, l’harmonie, l’élégance des mouvements ; inventivité, originalité, présence, occupation séduisante de l’espace... Les toreros stylistes, les artistes, soucieux aussi du regard du public.

Morante, Bilbao 2014. Photo ABC

Enfin, le cœur/esprit.  L’intensité mentale, les motivations, les forces internes qui poussent lors de l’action tauromachique, courage, dignité ; la pureté de cœur, la nature des relations que le torero entretient avec lui-même, avec l’extérieur, les autres toreros, le public, mais surtout avec le toro, respect, écartant tout bas sentiment, vengeance, vanité, revanche, orgueil. L’élévation de l’âme.. Quelques maîtres, mystiques du toreo, absorbés dans leur intériorité.

Joselito "Arroyo"

Cumuler ces trois facettes et l’art du toreo tend alors vers son abstraction, vers son immatérialité. Le toro devient une image, une allégorie, probablement celle de la mort, tout comme la cible de papier figure l’ennemi de l’archer. Les acteurs se dématérialisent. Le corps, et donc la douleur, disparaissent. La rencontre du torero et du toro,  leur affrontement, perdent leur réalité matérielle et deviennent récit, fable, dès leur accomplissement. Tout ce qui est bassement humain, la technique, les recours,  la prudence, la peur, sont occultés ou repoussés.
Vérité, pureté, vertu, beauté...
Le toreo comme poème.
« Ici tout n’est qu’ordre et beauté… » dirait Beaudelaire.
Il faudrait que je réfléchisse à tout ça...


José Tomás

2 commentaires:

  1. excellent ! merci.

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  2. Más allá de la afortunada comparación, me ha interesado la orientación humanística del artículo.
    Es reconfortante ver como algunos aficionados se preocupan de descubrir y mostrarnos a los demás dónde está la verdadera esencia del toreo y cómo en ella se reconocen las principales virtudes morales que distinguen al hombre.
    Me parece fundamental en tiempos en los que prosperan visiones animalistas que ofrecen una visión tan pobre y limitada de nuestra fiesta.
    Es por eso oportuno destacar cómo la tauromaquia se acerca o aleja del "Camino del Toreo" en tanto en cuanto hace más o menos visibles estas virtudes exclusivas del hombre: el corazón, la dignidad, la verdad, el equilibrio, el valor... Gracias por vuestro artículo.

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