31 août 2012

Des toros dans tous les sens

 Robert Delaunay, Rythme n°1, 1937


Lors de la corrida du  24 août de la Feria 2012 de Bilbao le deuxième toro de Juan Pedro Domecq eut un comportement saugrenu : il resta près d’un quart d’heure dans le couloir, refusant de franchir les quelques pas qui le séparaient de la piste. Qu’est-ce qui l’arrêtait ? Que craignait-il ? Que voyait-il, entendait-il, sentait-il pour se comporter d’une façon aussi craintive. Certes, la maladresse du torilero qui avait malencontreusement refermé la porte alors qu’il s’apprêtait à pénétrer dans le ruedo dans son premier élan, devrait suffire à expliquer son attitude; toutefois on peut supposer aussi que n’étant plus dans la fougue de sa libération, il  ait mis ses sens en éveil et ait été plus attentif à son environnement. Ce qu’il a perçu alors a peut-être causé sa méfiance. Ce comportement nous invite à repenser que le toro a des sens, qui ne sont pas semblables aux nôtres, et qu’il faudrait certainement en tenir compte pour comprendre son comportement.

 "Desafio" n°37 de Juan Pedro Domecq a mis 15 minutes avant de franchir la porte du toril. Photo corridapassion.fr

En piste, la relation avec le toro s’établit essentiellement par la vue, occasionnellement par l’ouïe. Nous écarterons de cet exposé le toucher, l’odorat et le goût.

Commençons par la vue.

Grâce à la position latérale des yeux, les toros ont une vision quasiment complète de leur environnement (320/330°) : elle est nette devant eux, dans la zone de vision binoculaire, hormis un court triangle formé par le frontal et le point où se rejoignent les deux visions  sur les côtés, dans la vision  monoculaire, elle est assez bonne  vers l’avant jusqu’à l’épaule et médiocre de l’épaule à l’arrière-train; au-delà, elle est nulle. 


Photo du site opinionytoros.com


Lors d’une passe, la muleta passe par au moins deux et souvent  trois angles de vision : l’œil contraire que l’on va chercher avec le bord extérieur de la muleta (parfois le pico) sur lequel on déclenche la charge, puis la vision binoculaire en milieu de passe et par un mouvement du poignet en fin de passe, l’autre œil, celui du côté du torero, pour provoquer le demi-tour du toro. 

 Magnifique cite de César Rincon sur l'oeil contraire et...


Si solliciter l'oeil contraire est nécessaire avec certains toros pour déclencher leur charge, les passes le plus appréciables sont exécutées en présentant la muleta bien plane, face aux deux yeux. En effet, le toro tend à se déplacer dans la direction de l’œil stimulé. L’œil contraire entraîne donc le toro à s’écarter du torero. 

 ...Magnifique cite de Chicuelo al natural présentant la muleta plane face au toro 

Notons que « se croiser », c’est bien souvent se retirer de la perception de l’œil du côté du torero pour aller solliciter l’œil contraire et écarter momentanément le toro. Quand, en sortie de passe, le torero est éloigné de l’axe du toro, il est sage d’interrompre la série pour se replacer, se croiser et aller chercher le piton contrario : c’est plus une manœuvre de sécurité, un repli stratégique après un remate inabouti de la passe qu’un geste d’honnêteté tauromachique. Certains toreros ne manquent pas de mettre en valeur ce déplacement latéral en multipliant les petits pas, dandinant les épaules.  Certains publics apprécient et applaudissent …


Il est communément admis que les toros ne perçoivent pas les couleurs. Or, cela ne semble pas être vrai, csi les toros (et les bovins en général) ne distinguent pas les nuances des couleurs et confondent vert olive et vert émeraude, bleu et violet etc., ils sont sensibles à la différence d’intensité lumineuse dégagée par les couleurs. (comme le montre  Les couleurs fluorescentes, le rouge, le jaune, et surtout le blanc les indisposent ; c’est ainsi qu’on voit des toros sortant du toril qui sautent par-dessus les lignes blanches tracées sur le sol. En revanche,  le vert, le bleu, le marron, le noir, les couleurs qui ne réfléchissent pas la lumière leur conviennent mieux. Les spécialistes de ces sujets recommandent aux agriculteurs de porter des vêtements sombres, (et surtout pas un traje de luces). 
On peut supposer que le rouge de la muleta contribue à provoquer la charge du toro.
Comment se comporteraient les toros dans une piste aux barrières gris foncé ou bleu-marine et les toreros vêtus de tabaco y azabache ?




Alexandre Calder, Vache, 1929

Le temps d’adaptation de l’œil des bovins au changement d’éclairement est  six à sept fois plus long que pour l’homme : quand il nous faut  dix secondes pour nous habituer à l’obscurité, il leur faut une minute. Aussi craignent-ils les alternances de zone d’ombre et de lumière ; des points  lumineux qui ne nous semblent pas particulièrement éclatants (un reflet sur du métal, un rayon à travers une ouverture…)  peuvent les éblouir,  les perturber et parfois les empêchent d’avancer. Il faut donc éviter les contrastes de lumière, de couleur,  les passages trop brusques dans des lieux à forte différence d’éclairement. Le toro de Daniel Luque était peut-être affolé par quelque objet brillant non identifié? D’autant plus que l’isolement dans l’obscurité provoque l’énervement de l’animal. Les toros ne sont pas des animaux de l’ombre. On songe bien-sûr aux chiqueros !  



Cette préférence pour les lumières diffuses, pas trop intenses et les couleurs ternes, adoucies, expliquerait peut-être que les corridas par temps de pluie soient dans l'ensemble de meilleures qualités?

Par ailleurs, la faculté d’accommodement, de la mise au point selon la distance, de l’œil des bovins est différente de la nôtre. S'ils voient naturellement de près, c’est la vision de loin qui réclame une adaptation de la rétine et donc un effort. Combien en a-t-on vu des toros, près de la barrière en début de faena, attendus par le torero au centre de la piste, qui, en se retournant, semblent en position pour voir l’homme qui les attend, et qui se tournent de nouveau vers le burladero. "Il ne veut pas y aller ! il ne veut pas quitter sa querencia!" commentent certains. L’analyse n’est peut-être pas des plus pertinentes. Et si en plus le toro est dans une zone d’ombre et le maestro en zone ensoleillée ! 


 Photo de Miguel Michán

En outre l’acuité visuelle n’est pas leur fort. S’ils sont capables de voir des objets au loin, ils en distinguent mal les détails. Ils reconnaissent donc mal ce qui est éloigné.
En revanche, ils sont extrêmement sensibles aux moindres mouvements : ils voient courir le chien à plusieurs centaines de mètres, mais tardent à le reconnaître quand il s’approche. Ils perçoivent même des mouvements imperceptibles pour l’homme : et l’on se dit que les toques de la muleta sont peut-être souvent trop brutaux, une simple vibration serait suffisante.


 José Tomás cite en général avec des toques très suaves


Le bovin ne voit pas le mouvement dans sa continuité, mais comme une série d’instantanés, d’images perçues simultanément, qui peut leur causer des réactions inattendues. Je me souviens comment, un jour que je regardais un paisible lot de toros (des Santa Coloma, je crois) dans un enclos des arènes d’Arles, étendant le bras sans brusquerie particulière au-dessus du mur, j’ai provoqué immédiatement un affolement des sept bestiaux, qui sont partis tous en même temps vers l’endroit le plus éloigné de celui où je me trouvais. Il faudrait donc selon les experts éviter tout mouvement saccadé, se déplacer lentement, régulièrement en leur présence. Ces recommandations laissent rêveur celui qui assiste à l’agitation démentielle des personnels en piste lors notamment des deux premiers tercios : les hommes qui courent, les capes agitées de ci-de là…


 Image tirée du blog Blanco y oro

Enfin, à cause de leur vision panoramique, les bovins n'aiment pas les environnements rectilignes,  tels que les couloirs : la longueur de celui des arènes de Bilbao n’a  peut-être pas rassuré le toro qui ne voulait pas sortir?


 Photo du blog Hasta el rabo todo es toro


L’ouïe
Les bovins ont une ouïe performante. Ils entendent  des sons nettement plus aigus que ceux que nous percevons : de 20 à 20 000Hz dans le meilleur des cas pour l’homme, jusqu’à 35 000Hz pour les bovins. Leur sensibilité auditive optimale se situe vers 8000Hz, entre 1000 et 3000 pour l’homme. Ils sont très sensibles aux sons aigus, aux sons inhabituels, même légers. Les clarines doivent être  un vrai régal pour leurs délicates oreilles !

Clarines de la Maestranza de Séville

Qu'en conclure? Il semble probable que l'environnement dans lequel le toro passe les derniers moments de sa vie lui permet difficilement d'exprimer au mieux les qualités que les éleveurs lui ont laborieusement inculquées. Quantité de toros que nous jugeons, deslucidos, desrazados, descastados, sin fuerza, sin clase, sin nada, ne sont peut-être que des toros paralysés par certains facteurs de l'environnement (auxquels les humains ne prêtent pas attention) et qui ne parviennent pas à exprimer leurs vertus de combattant. Parce que ce sont de grosses bêtes violentes, on croit que les toros se moquent de tout et ne pensent qu'à foncer sur tout ce qui présente. Ce sont en réalité des animaux de grande race, fruits d'une sélection séculaire, certainement très sensibles à tout ce qui les entoure. Mettons-les dans les meilleures conditions pour exprimer toute leur grandeur!
Sources :  

08 août 2012

Si on parlait un peu des banderilles?


Kandinsky, Cercles dans un cercle 1923

Ce tercio est plutôt considéré comme un ornement spectaculaire sans grandes conséquences. Vite fait, bien fait, si ce sont les subalternes qui l'assurent, fantaisiste et clinquant quand les diestros s'en chargent. Toutefois, ce tercio est l'occasion pour les banderilleros de mettre en valeur leur habileté, tant ceux qui posent les banderilles que celui qui effectue la brega.


 Javier Ambel. Photo de Juan Pelegrín

Pour ce qui concerne le toro, on observe sa façon de placer la tête pendant la brega, sa promptitude à charger le banderillero et la distance sur laquelle il le poursuit, ou encore s'il coupe les terrains, s'il relève la tête au moment de la rencontre, s'il est distrait ou se "plaint" en agitant la tête après que la paire a été posée, (notons que si l'on voit fréquemment des toros se plaindre des banderilles, c'est une réaction qu'ils n'ont jamais après la pique, comme si les deux harpons étaient plus douloureux que le fer), et il sert occasionnellement  à réveiller le toro après la pique, c'est la fonction d'avivadores des banderilles.


José Chacón


En fait, le tercio de banderilles sert surtout à juger les résultats du tercio de varas et à affiner les observations en vue du tercio de muleta. Le tercio majeur, c'est celui des piques. Remarquons que lors des tientas, le tercio de banderilles est supprimé. Et pourtant, est-ce qu'il ne mériterait pas une plus grande attention pour juger la nature du toro?
 
 El Chano

Revenons au tercio de piques. 
L'organisation de l'espace y tient une grande importance. Le toro occupe l'espace central de la piste qui constitue son domaine; là-bas, près de la porte du toril, se trouve son lieu de refuge, sa querencia. On lui présente un obstacle (le cheval) dans la périphérie de son terrain, dans la zone la moins précieuse pour lui, à l'opposé de la querencia du toril. A-t-il envie de se débarrasser de cet intrus, jusqu'à quelle distance le tolère-t-il ? Indépendamment de sa façon de charger ou de réagir à la blessure de la pique, cette volonté du toro de préserver son terrain le plus large possible, détermine en grande partie sa bravoure. La plupart des grands toros veulent conserver la maîtrise de leur espace que constitue la piste jusqu'à ses confins. La lidia consistera pour l'homme à s'approprier progressivement ce territoire du toro.

 Tito Sandoval. Photo de Juan Pelegrín


Venons-en à l'épisode des banderilles.  
Il  apparaît comme l'exact complément inversé de celui des piques :
Le toro est placé en périphérie de son territoire, proche des barrières, dans un lieu qui peut lui sembler rassurant après les rudes coups subis lors des piques;  et un intrus tente de prendre possession du  centre de son domaine, du coeur de son fief. La volonté du toro doit alors s'exprimer pour aller immédiatement chasser cet importun, et pour recommencer encore et encore, malgré les douloureuses piqûres des banderilles. Y va-il? Accepte-t-il de s'éloigner de la querencia des barrières pour livrer une nouvelle bataille? Quelle est, de là, sa zone d'exclusion? Suivant sa bravoure, sa réaction sera plus ou moins vive ou énergique. Beaucoup de toros ne déclenchent leur charge que lorsque le banderillero arrive près d'eux, ou même ne foncent que lorsque le banderillero rentre dans la zone entre eux  et la barrière qui constitue alors leur querencia. Ceci devrait être considéré comme un signe de mansedumbre.


Luis Carlos Aranda. Photo de Juan Pelegrín


Hélas, les observations qu'on pourrait faire du comportement du toro lors de ce tercio, sont le plus souvent confuses à cause de l'organisation de cet épisode : beaucoup de monde en piste, multiples mouvements des personnels en piste, volonté de faire vite...

Trop souvent la manière de faire prime sur ce que l'on fait. Certes, il est méritoire de poser les bâtons en levant haut les bras, en se plaçant face aux cornes, de les clouer bien réunis, en sortant avec élégance de la suerte; mais cela constitue une lidia mineure. 

Faire le nécessaire pour que le toro puisse se fixer sur le banderillero au centre de la piste, lui donner le temps d'analyser la situation nouvelle, avancer vers lui très progressivement ou même s'éloigner un peu plus à chaque pose de banderilles pour noter quand il déclenche sa charge, comme l'on fait en plaçant le toro de plus en plus loin du cheval dans le premier tiers, telles pourraient être les manières de procéder à cet égard, avec un but : mettre le toro en valeur avant tout.


  David Adalid. Photo de Juan Pelegrín